La hiérarchie aplatie transforme l’organisation du travail et bouscule les modèles traditionnels de management. Plusieurs entreprises ont franchi le pas de supprimer leurs échelons intermédiaires pour gagner en agilité et efficacité.
L’holacracie comme alternative au management pyramidal
L’holacracie représente une approche révolutionnaire dans l’organisation des entreprises. Ce système distribue l’autorité à travers toute l’organisation plutôt que de la concentrer au sommet d’une pyramide hiérarchique. Zappos, entreprise américaine de vente en ligne de chaussures, constitue l’un des exemples les plus emblématiques d’adoption de l’holacracie à grande échelle. En 2013, son PDG Tony Hsieh a initié cette transformation radicale pour les 1500 employés de l’entreprise. L’holacracie chez Zappos a remplacé les managers traditionnels par des cercles auto-organisés où les collaborateurs assument différents rôles selon leurs compétences et les besoins de l’organisation.
La mise en place de l’holacracie n’est toutefois pas sans défis. Zappos a connu un turnover important suite à cette transformation, avec près de 18% des employés qui ont préféré quitter l’entreprise plutôt que d’adopter ce nouveau modèle. Malgré ces difficultés initiales, l’entreprise a maintenu ce cap et a développé une culture d’autonomie et de responsabilisation qui lui permet aujourd’hui de s’adapter rapidement aux évolutions du marché et aux attentes des clients.
Morning Star et l’auto-management radical
Morning Star, leader américain de la transformation de tomates, représente un cas fascinant d’entreprise ayant complètement éliminé la hiérarchie traditionnelle. Fondée en 1970, cette organisation de plus de 400 employés permanents fonctionne sans managers depuis ses débuts. Chaque collaborateur est considéré comme un professionnel autonome qui négocie ses responsabilités avec ses pairs à travers des contrats de collègues à collègues.
Le modèle Morning Star repose sur deux principes fondamentaux : les individus ne doivent utiliser la force contre les autres, et ils doivent honorer leurs engagements. Cette approche radicale de l’auto-management a permis à l’entreprise de maintenir une croissance annuelle moyenne de 10% tout en affichant des taux de turnover exceptionnellement bas pour son secteur. Les employés définissent eux-mêmes leurs objectifs, acquièrent les ressources nécessaires pour les atteindre et évaluent mutuellement leurs performances. La rémunération est déterminée par des comités de pairs qui évaluent la valeur créée par chacun pour l’organisation.
La structure plate de W.L. Gore & Associates
W.L. Gore & Associates, fabricant du célèbre Gore-Tex, illustre parfaitement la réussite d’une organisation sans hiérarchie formelle sur le long terme. Fondée en 1958, cette entreprise de plus de 10 000 employés fonctionne avec une structure délibérément aplatie où les collaborateurs sont appelés « associés » plutôt qu’employés. L’entreprise limite volontairement la taille de ses usines à environ 200 personnes pour maintenir une communication directe et des relations interpersonnelles fortes.
Chez Gore, il n’existe pas de titres hiérarchiques traditionnels ni d’organigramme. Les leaders émergent naturellement en fonction de leur expertise et de leur capacité à attirer des suiveurs. Le fondateur Bill Gore appelait cette approche le « leadership naturel ». Les associés choisissent leurs projets et prennent des engagements auprès de leurs pairs. Cette liberté s’accompagne d’une forte responsabilisation : chacun est évalué par ses collègues sur sa contribution à l’équipe et à l’entreprise. Ce modèle a permis à Gore de maintenir une culture d’innovation exceptionnelle, avec des milliers de brevets à son actif et une présence sur la liste Fortune des meilleures entreprises où travailler pendant plus de 20 années consécutives.
Valve et sa structure totalement horizontale
Valve Corporation, studio de développement de jeux vidéo et créateur de la plateforme Steam, pousse le concept d’organisation sans hiérarchie à son paroxysme. L’entreprise fonctionne selon un modèle qu’elle qualifie elle-même de « structure plate ». Son manuel de l’employé, devenu célèbre dans le monde des affaires, stipule explicitement : « Nous n’avons pas de managers. Vraiment. » Les quelque 300 employés de Valve choisissent librement les projets sur lesquels ils souhaitent travailler, déplaçant littéralement leurs bureaux à roulettes pour rejoindre les équipes qui les intéressent.
Cette autonomie radicale s’accompagne d’un système de rémunération basé sur l’évaluation par les pairs. Les collaborateurs évaluent la contribution de chacun selon plusieurs critères : compétences techniques, productivité, contribution au groupe et capacité à faire progresser le produit. Ce modèle a permis à Valve de devenir l’une des entreprises les plus rentables par employé au monde, tout en maintenant une capacité d’innovation remarquable. Toutefois, certains anciens employés ont critiqué l’émergence de hiérarchies informelles et de « cliques » au sein de cette structure supposément plate.
Les défis de la suppression des niveaux hiérarchiques
La transition vers une organisation sans niveaux hiérarchiques intermédiaires présente de nombreux défis. L’un des plus importants concerne la prise de décision : sans structure claire, les processus décisionnels peuvent devenir confus et chronophages. Google a expérimenté brièvement une structure sans managers en 2002, avant de revenir rapidement à un modèle plus traditionnel face aux nombreuses questions restées sans réponse et aux frustrations des employés. L’entreprise a ensuite développé un modèle hybride avec des équipes autonomes supervisées par des managers dont le rôle est davantage celui de coach que de contrôleur.
Un autre défi majeur concerne la gestion des carrières et le développement professionnel. Dans une organisation traditionnelle, la progression hiérarchique constitue un chemin d’évolution clair. Sans ces échelons, les entreprises doivent inventer de nouveaux parcours de développement basés sur l’acquisition de compétences et l’élargissement des responsabilités plutôt que sur les promotions verticales. Buffer, entreprise de gestion de médias sociaux, a ainsi créé des « parcours de maestria » permettant aux collaborateurs de progresser horizontalement en développant leur expertise technique ou leur influence au sein de l’organisation.
L’impact sur la performance et l’engagement
Les recherches sur l’impact des structures aplaties montrent des résultats nuancés. Une étude menée par Deloitte auprès de plus de 7 000 entreprises a révélé que les organisations ayant réduit leurs niveaux hiérarchiques affichaient généralement une meilleure capacité d’adaptation aux changements du marché et une prise de décision plus rapide. La réduction du nombre d’échelons hiérarchiques permet d’éliminer les filtres informationnels et de rapprocher la direction des réalités opérationnelles et des clients.
En termes d’engagement des collaborateurs, les structures aplaties peuvent avoir un effet positif en renforçant l’autonomie et le sentiment de contrôle sur son travail. Buurtzorg, organisation néerlandaise de soins à domicile, illustre parfaitement ce phénomène. Ses 15 000 infirmiers sont organisés en équipes autonomes de 10 à 12 personnes sans manager, soutenus par une structure centrale minimaliste de 50 personnes. Ce modèle a non seulement permis de réduire les coûts administratifs de 35%, mais a surtout conduit à une satisfaction client et employé exceptionnelle, avec un taux d’absentéisme inférieur de moitié à la moyenne du secteur.